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Le cahier de brouillon de Joe Krapov
30 mai 2012

NUL N'EST MAÎTRE DE SON DESTIN par Joe Krapov

120525 026Adeline Pasdebol ne les voit jamais venir, les malheurs qui lui arrivent. Il faut dire qu'elle n'est pas vraiment bien taillée pour affronter l'adversité. Toute mince et longiligne, vêtue toujours de manteaux longs d'une neutralité et d'un classicisme tels que nul ne la remarque jamais dans la foule, elle n'a de surprenant sur elle que ses jolis yeux noirs et ce casque de cheveux roux qui lui donne un air de gravure de mode. Une gravure de mode de 1906. Yvette Guilbert en moins potelé.

Il y a aussi la paume de sa main dans laquelle une voyante a remarqué une ligne de cœur salement brisée et une ligne de chance pas très droite non plus. Avec son air un peu souffreteux de jeune fille pâle et très sage, on n'est pas surpris de la voir prendre tous les matins le bus n° 4 à l'arrêt République à Rennes pour aller s'enfermer dans le bureau d'une administration là-bas au bout des quais. Elle y fait de la comptabilité ou note les appels pour monsieur Frémiaux quand celui-ci n'est pas encore rentré du restaurant d'affaires dans lequel il a emmené M. Moretti, un client, et le repas doit être bon car le patron tarde à rentrer.

Adeline pour sa part déjeune dans la cuisine de chiches portions restées de son repas de la veille au soir qu'elle réchauffe au four à micro-ondes. Une vie de célibataire jusqu'au bout des ongles, jamais peints, allez savoir pourquoi. Pourtant, quand on s'appelle Pasdebol, ce serait bien d'être un peu verni, non, comme disait madame de Lenclos (1) ?

Quelquefois sa collègue, la grosse Françoise Lheureux, lui tient compagnie pendant ce repas frugal. Elle est tout le contraire, boulotte, énorme même, et l'on se demande si M. Frémiaux ne les a pas engagées intentionnellement aussi différentes l'une et l'autre. Une façon pour lui de se rassurer en regardant son épouse le soir : ni squelettique, ni obèse, ce qu'il faut, là où il faut et comme il faut. Les hommes, c'est rien que des cochons, ça ne raconte que des blagues salées, ça ne pense qu'à ça.

Mais justement, aujourd'hui, au volant de sa Kangoo rouge, Adeline a laissé tomber tous les hommes et abandonné le boulot derrière elle. Elle a traversé Nantes, a pris la route du Croisic et puis a suivi la direction de Noirmoutier. Elle a eu un petit frisson et a serré très fort le volant en franchissant le pont qui rattache l'île au continent car elle n'aime pas bien l'idée de la chute de son auto avec elle dans le vide. C'est là un sentiment idiot car depuis qu'elle conduit elle n'a jamais perdu le contrôle de son véhicule et pourquoi serait-ce justement aujourd'hui que... Ne discutez pas ! Adeline Pasdebol est comme ça et elle ne se refera pas.

120518 133C'est la première fois qu'elle met les pieds et les pneus en Vendée et elle est déjà étonnée et agréablement surprise de ces villages aux maisons basses, aux toits de tuile, aux murs blancs et aux volets bleus. Elle s'est posée au camping de La Guérinière où elle a loué un mobil-home pour quatre jours. Elle a déballé ses affaires, a cassé la croûte car il était treize heures puis elle a repris sa voiture en direction de Noirmoutier-en-l'île. Elle s'est promenée dans les petites rues derrière le château, a mangé une glace sous le ciel bleu mais nuageux puis, pleine de courage, elle s'est engagée sur l'allée Jacobsen, une longue esplanade d'au moins un kilomètre. La voie macadamisée est réservée aux cyclistes et aux piétons. A sa droite elle a le chenal d'accès des bateaux au port de Noirmoutier. A gauche, à la façon des polders de Hollande, ce sont des marais salants dans lesquels on peut voir quelques échassiers blancs qui cherchent là leur pitance sans se soucier plus que cela des promeneurs qui les observent depuis la digue.

Adeline Pasdebol en photographie quelques-uns en prenant garde de ne pas trop s'appuyer contre la balustrade pourtant bien solide. Un peu plus loin, pour photographier un joli chardon « à la Nantaise », c'est-à-dire « en gros plan » (2), elle pose un genou en terre et elle entend « CRAC ! »

120518 226Crac ? Non, ce n'est pas son pantalon, les filles minces les craquent rarement. C'est le lacet de sa chaussure droite qui, rompant en plein milieu, vient de rendre l'âme. On fleurira sa tombe avec des œillets mais un autre jour (3)! Elle arrange le coup comme elle peut avec ses deux moitiés de lacet. Elle en trouverait peut-être en ville, bien qu'elle n'ait pas repéré de mercerie parmi les restaurants et les boutiques de souvenirs. Mais elle est rendue bien plus loin que le milieu du chemin et elle a trop envie d'aller jusqu'au bois de la Chaise pour y voir les cabines de bain blanches et la jetée quasi-anglaise qu'elle a repérées dans son guide des éditions Ouest-France. Alors, Clop, Cataclop, Clop, Cataclop, elle avance, un tant soit peu déséquilibrée par moments mais en se disant que c'est un incident bénin, que ça aurait pu être pire, son pantalon ou une pluie diluvienne. En pensant à cela, elle s'aperçoit que le ciel est devenu gris et se souvient qu'elle n'a emporté ce jour, au vu du beau temps du matin, ni K-Way ni parapluie, ni cape de pluie.

Allons, qu'importe ! Les nuages Baudelairiens et Boudinesques réveillent son désir de peindre – à ses heures perdues elle fait de l'aquarelle. Elle continue de photographier la nature car pour ces courtes vacances elle a décidé de (re)devenir la femme sauvage, la Vénus et le fou à la fois, de céder à l'invitation au voyage. Elle est un peu à l'étranger ici, désireuse de succomber aux tentations.

Au bout de la jetée le chemin tourne à gauche, la ramène dans l'intérieur des terres puis un plaisant panneau indique la direction de la plage. Elle ôte ses chaussures, ses socquettes et marche pieds nus dans le sable. Ploc ! Ploc ! Cette fois ce sont de grosses gouttes de pluie qui dessinent par terre des cercles dentelés. Elle presse le pas. Tout au bout, après les rochers, le chemin longe un camping et il y a un café-restaurant qui ne paie pas de mine mais qui est le bienvenu. Elle s'y réfugie, s'installe à la terrasse sous le vélum et commande un café.

Le patron le lui apporte, il reste posté là, debout, près d'elle et la dévisage longuement. Il lui rappelle vaguement quelque chose à elle aussi.

- Excusez-moi... Je me trompe peut-être... Est-ce que vous ne vous prénommeriez pas Adeline, par hasard ?
- Si, Adeline Pasdebol.

Maintenant elle le remet. C'est Rocky Badluck, son premier amour. Il était guitariste dans un groupe de rock amateur. Son vrai nom c'était Roger Malchance. Tout le monde se moquait d'eux à l'époque. « Pasdebol et Malchance, vous êtes faits l'un pour l'autre ! » leur disait-on en riant.

C'est gênant de le retrouver là, dans l'odeur de graillon de cette gargote qu'il tient où il nourrit et dépanne les campeurs et les randonneurs de passage.

En même temps, ce n'est pas si gênant que cela.

MIC 2012 05 28 la terre vue d'un satellite russeLa preuve : le lundi suivant monsieur Frémiaux a reçu une lettre de démission de sa comptable et Françoise Lheureux a reçu une carte postale d'Adeline : « J'ai rencontré quelqu'un que je n'avais pas vu depuis longtemps. Je crois que je vais habiter au bord de la mer pendant quelque temps. Je te réécrirai pour t'en dire plus long. Prépare-toi à venir nous voir cet été ».

On comprend mieux à la fin de cette histoire pourquoi les Bretonnes trouvent toujours du bon à la pluie. Elles ont de la chance : la terre est recouverte à 70% d'une eau qui ne cesse d'aller et venir. A cause du fil des Parques et du lacet cassé, on comprend mieux aussi pourquoi ce récit s'intitule « Nul n'est maître de son destin » (4).
 

(1) Piqué à Philippe Gelück)

(2) Piqué à Agnès Varda

(3) Piqué à personne, ça m'est venu tout seul en dactylographiant !

(4) En même temps le prénom et le nom du personnage étaient imposés par Anne-Françoise ainsi que la rupture du lacet et les retrouvailles avec le copain de lycée par Dominique, sans compter les titres de poèmes du « Spleen de Paris » fournis par l'animateur quelque peu sadique de notre atelier d'écriture « In Real Life ». J'espère qu'on ne s'y PAUME pas trop dans ce texte, malgré tout ça !

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