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Le cahier de brouillon de Joe Krapov
18 novembre 2011

Comment se centon après un naufrage ? (Joe Krapov)

Nous étions deux, nous étions trois, nous étions trois marins de Groix. Il y avait parmi nous John Kanak, ex-capitaine de Saint-Malo qui f’sait la pêche au cachalot. Il a trois filles qui font la peau, la première à Valparaiso, la deuxième à Rio d'Janeiro, la troisième à San Francisco. Le deuxième d’entre nous s'appelait Jean Quemeneur. C'était le fils d'une demi-sœur à la fameuse madame Lareur, la grande Hortense, celle qui tenait un caboulot "Aux gars d’ Dinard et Saint-Malo" en face la caserne du dépôt à Recouvrance. Et moi bien sûr qui ai été gabier sur « La Fringante » : je m’appelle Jean-François Denantes.

Etait-ce chez Ti Beudeff, était-ce ailleurs ? J’ai la mémoire qui flanche, j’me souviens plus très bien. Toujours est-il que c’est dans une taverne qu’on s’était fait enrôler par un bosco qui nous avait saoulés.

Quittant ses genêts et ses landes, quand le breton se fait marin pour aller aux pêches d'Islande, voici quel est le gai refrain que le pauvre gars fredonne tout bas : « Faut sept jours pour faire une semaine, les s’maines, les mois font les années et la vie est toujours la même, je deviens fou rien qu’d’y penser. »

Un jour le temps se fit très gros sur les flots de la mer d’Iroise. Le vent qui souffle de partout accorde son biniou. La mer a dû boire un coup d'trop, elle qui ne boit que de l'eau ! Elle saute à tort et à travers, la chemise à l'envers.

Pour l’occasion Long John Silver a pris le commandement des marins. Et vogue la galère ! Tiens bon, oh matelot ! Adieu la bamboche et les filles au sang chaud ! Le vieux qui nous mène à du vice plein la peau : il dresse les bordées à coup de barre de guindeaux sur la route de San-Francisco. Serre les voiles ! Tout le monde en haut ! Pique la baleine, joli baleinier !

Mesdames et messieurs, prenez vos mouchoirs, versez quelques larmes. C'est une triste histoire, le mariage secret  de la mer et du vent ! Et le navire roule et tangue,  et se jette sur les brisants de l'île d'Ouessant. Ah ! Matelots, sur le voilier, voilà le moment de prier car on entend les mâts qui craquent sous les lames qui nous attaquent.

Or ça ! C’était pourtant un fameux trois mâts, fin comme un oiseau hissé haut que la « Marie-Joseph » ! La grand-vergue est en ivoire, les poulies en diamant, la grand-voile est en dentelle,
le mât d’origamisaine en satin blanc. Les cordages du navire sont de fils d'or et d'argent et la coque est en bois rouge, travaillée fort proprement. Amis il faut rendre hommage aux voiliers, aux charpentiers qui ont fait d’la belle ouvrage ! Buvons la tasse à leur santé !

Car voilà que maintenant y’a cinq marins sur la mer loin de leurs amitiés ! Quand y r’viendront à terre, Jef, nous les ferons danser. Mais pour l’instant, brassons bien partout carré ! Tout au fond de la mer les poissons sont assis et le bébé requin a très bon appétit ! Et vire, et vire donc façon Laure Manaudou mon gars sinon t’auras pas d’vin dans ta gamelle. Et vire, et vire donc façon Alain Bernard mon gars sinon t’auras pas d’vin dans ton bidon.

J’ai quand même eu la force, avant de sombrer, de brailler :

Du rhum, des femmes et d'la bière non de dieu ! Un accordéon pour valser tant qu'on veut ! Du rhum, des femmes c'est ça qui rend heureux ! Que l'diable nous emporte on a pas trouvé mieux !

Adieu chers camarades, adieu, faut se quitter. L’tonnerre de Brest est tombé, pas du bon côté.
Tout s'est écroulé ! Dans c'qui reste de Recouvrance n'logerait pas un Sarko ! Et Fanny ma connaissance est morte dans son bistrot

***

A c't'heure je suis retraité, maître timonier, aux Ponts et Chaussées. J' n' ai plus rien en survivance sinon que dans mon sac de matelot j’ai mis tout c’que j’avais de plus beau. J’y ai mis l’harmonica qu’j’avais acheté à Malaga. Quand je vais faire flotter mes bateaux de papier, que je souffle dans mon « ruine-babines » mes chansons d’autrefois en suivant le ruisseau, sa musique me rend philosophe et je me dis en repensant à ce naufrage d’autrefois : « Encore heureux qu'il ait fait beau et qu'la Marie Joseph soit un beau bateau ! ».


 

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